Marc Grégoire
Nicole Bélanger ou les trois petites pages devenues un long métrage
Isabelle Doré
Ma copine Nini est une fille formidable. Elle est ouverte, franche et directe. Elle a le rire facile, même lorsqu’il s’agit de traverser les tempêtes. Et elle en a vécu, des choses pas faciles. La mort prématurée de son papa qu’elle adorait, devant la photo duquel elle s’émeut encore aujourd’hui. Son émancipation forcée alors qu’il lui a fallu, très tôt, gagner sa vie. Des ruptures amoureuses. La maladie; surtout ce foutu cancer du sein qui lui a inspiré la première version de son testament. Mais cette fille surmonte tout avec une ténacité prodigieuse pour vite retrouver le sourire. Oui, elle est rigolote. On s’amuse tout le temps avec elle. Nous nous sommes rencontrées à l’agence Groupe Everest dans les années 90… Shame On Us, on a travaillé là. Elle était directrice artistique, donc mon «sous-boss», alors que je n’étais là que pour pondre des idées. C’est parce qu’elle riait tout le temps que j’ai eu un coup de foudre amical. Aujourd’hui, je suis fière d’elle parce que je sais le chemin qu’elle a parcouru pour se rendre où elle est.
NICOLE BÉLANGER
Écrivaine et scénariste
Romancière, nouvelliste et auteure de la série de bandes dessinées Les Affreux, Nicole a livré des billets d’humeur à l’émission de Joël Le Bigot, à la radio de Radio-Canada, et collaboré à l’écriture de chansons avec le groupe Les Colocs (La Rue Principale, Mauvais caractère). Elle a scénarisé trois longs métrages de fiction, à commencer par l’adaptation cinématographique de son premier-né littéraire, Les Rois mongols, dont Luc Picard signe, en 2017, la réalisation.
Elle travaille présentement à l’adaptation cinématographique de la pièce de Marcel Dubé, Un Simple soldat, et termine la scénarisation du long métrage Hugo, Céleste et le petit peuple du nord, d’après son « Conte pour tous », finaliste au Grand Prix Rock Demers en 2016.
I.D. Je te voyais dessiner tout le temps. Comment on passe du dessin à…
N.B. (elle me coupe pour finir ma phrase) …à l’écriture visuelle? Pour moi, la scénarisation c’est de l’écriture visuelle. On écrit des plans, des images finalement. C’est pas tellement éloigné. Un métier me sert à l’autre. Mon père était peintre du dimanche, il peignait des tableaux dans la cuisine chez nous, il a commencé à me faire dessiner et s’était rendu compte que j’avais un talent. C’était vraiment un don. À quinze ans, je dessinais des tableaux d’adulte. À douze ans, à la bibliothèque de l’école, j’ai ouvert un petit guide Marabout qui parlait des métiers. Et j’ai vu le métier de maquettiste, ça expliquait qu’on jouait avec les images, la typographie, les photos… j’ai littéralement lévité dans la bibliothèque. J’ai dit : «C’est ça que je veux faire dans la vie!» Et puis, je voulais rapidement gagner ma vie, aller à l’université à ce moment-là, ça ne m’était pas offert. Je viens d’un milieu modeste, ma mère a élevé trois filles toute seule… c’était une femme indépendante, qui gagnait sa vie et tout... Alors, j’ai étudié en graphisme au Vieux-Montréal, puis j’ai commencé à travailler en publicité à l’âge de 20 ans. Mais parallèlement, je me suis inscrite à l’université. J’ai étudié pendant seize ans le soir, à l’UQAM.
I.D. Tu étudiais quoi?
N.B. La création littéraire et la scénarisation. Je voulais avoir un bac, avec juste un DEC je sais pas… je me sentais trop fille de l’est. Alors deux soirs par semaine, j’allais à l’université après le travail. C’est là que j’ai écrit Les Rois mongols.
I.D. Le roman?
N.B. Non, j’ai étudié d’abord en scénarisation. Comme projet de fin d’études, on devait écrire un scénario de long métrage. Et cette version du scénario, écrite en 1992, ressemblait beaucoup au film que c’est devenu. J’avais 28 ans quand je l’ai écrit. Quand j’en parle aujourd’hui, quand on fait la promotion du film, j’ai l’impression de parler du scénario d’une autre. J’ai 55 ans. C’est une jeune femme qui a écrit cette histoire-là, au début. Elle était encore proche de ses névroses, elle en voulait encore à sa mère. J’étais encore proche de la rage adolescente. Je ne serais pas capable d’écrire ça maintenant, mais je trouve que la fille de 28 ans a bien travaillé (rires). C’est Robert Gurik qui supervisait mon projet de fin d’études. Un peu désabusé, il m’avait dit : «Ah! Le cinéma au Québec, ne pensez pas que votre film va pouvoir se faire, c’est des chasses gardées… on ne produit pas beaucoup…» Mais il m’a dit aussi que j’avais une belle plume et que je devrais en faire un roman. C’est de lui que ça vient.
I.D. Ça s’est bien fait, le passage?
N.B. Ça s’est super bien passé, parce que quand tu te bases sur une structure cinématographique, c’est tellement solide qu’il ne te reste plus qu’à flyer! Tu sais de quoi je parle…
I.D. Oui, Mathilde Brabant, le roman, c’était d’abord un projet de film qui est tombé à l’eau. Je n’écrirais plus un roman sans d’abord travailler comme une scénariste au moins jusqu’au scène à scène.
N.B. Génial! Donc, après mon certificat en scénarisation, je m’étais inscrite en création littéraire. Un de mes profs, Noël Audet, m’a vraiment encouragée. Il aimait mon écriture et adorait Les Rois mongols. Quand j’ai publié mon deuxième roman[1] aux Intouchables, c’est monsieur Audet qui, gracieusement, a agi comme directeur littéraire auprès de moi.
I.D. Quand on revient à toi petite, ce métier de maquettiste qui t’attirait, est-ce que, déjà, tu avais aussi un rapport avec les mots, un crayon pas seulement pour dessiner, mais pour écrire?
N.B. Toujours… Toute jeune, j’étais une enfant dépressive. Mon papa est mort quand j’avais huit ans et j’ai été en deuil de lui longtemps… J’étais triste, j’étais… tsé, comme les jeunes Emo, toujours en noir. J’étais comme ça. Enfermée dans ma chambre, je lisais Baudelaire, Rimbaud, Nelligan, j’écrivais des poèmes… Et je peignais des tableaux. Aussi, je faisais de la cuisine compulsivement. À partir de l’âge de douze ans, j’étais une super cuisinière.
I. D. Et là, tu m’as fait des madeleines au citron... T’as vraiment tous les talents! (rires)
N.B. Quand j’ai commencé à travailler comme graphiste, avec mon argent de poche, regarde ce que je m’étais acheté comme livres :Taxi Driver, Scènes de la vie conjugale, La Mort en direct et Network. C’était des films, c’est ça qui m’intéressait. Tous ces livres, ce sont des romans qui ont été écrits après les films, d’après les films. C’est là que ça m’est apparu qu’écrire des films c’était un métier. Si je l’avais su avant, peut-être que mon parcours aurait été différent, mais peut-être pas non plus parce que je cherchais un métier lucratif. Je voulais être in-dé-pen-dan-te, comme ma mère!
I.D. L’impression que ça me donne tout ça, c’est que l’écriture, que ce soit avec des mots ou des images, tu as toujours eu ça en toi, ça cohabitait en toi.
N.B. Je suis née avec ça. Tout à l’heure, quand tu m’as dit que tu me voyais dessiner tout le temps, tu sais, c’était avant les ordinateurs. Quand les ordis sont arrivés, le fait de savoir dessiner, en publicité, ce n’était plus important, ce n’était plus valorisé. Ça m’a bouffé un temps fou d’apprendre les logiciels de design. Et ça ne me plaisait pas. J’aimais le crayon, le papier. À 30 ans, j’en ai eu assez du travail de 9 à 5 et des patrons. J’avais un esprit trop rebelle pour travailler pour les autres, alors j’ai fondé ma petite entreprise, Nikita B, où je faisais autant la conception/rédaction que la conception visuelle. J’écrivais de la fiction, mais en dilettante. Ç’a pris vingt ans avant que je me fasse une place en scénarisation. Et un jour, j’ai rencontré Marcel Simard.
I.D. Ton père, Noël Audet, Marcel Simard, t’as perdu tous tes mentors. C’est Marcel qui a conduit Les Rois mongols au cinéma?
N.B. D’abord, le scénario que j’avais écrit à l’université, une de mes profs, Brigitte Sauriol, l’avait fait lire à un ami producteur. Il m’avait envoyé un fax qui stipulait qu’il gardait tous les droits et que je serais payée seulement 25,000$ au premier jour de tournage. J’ai failli brailler. Je trouvais qu’il ne me prenait pas au sérieux. J’ai dit non.
I.D. On avait une convention à la SARTEC, il n’avait pas le droit de faire ça.
N.B. Non… non! Je pouvais pas faire autrement que de refuser, mais j’étais profondément vexée. C’est là que j’ai décidé de faire de mon scénario un roman. Quand le roman est sorti, j’ai eu une très bonne réception de la presse. Réginald Martel avait titré sa critique : «Tout prêt pour une carrière cinématographique». Il avait perçu la structure cinématographique qui soutenait le récit, sans savoir que c’était d’abord un scénario. À la parution du roman, la réalisatrice Johanne Préjent est venue me voir, elle voulait faire le film. Elle m’a demandé à qui j’aimerais qu’elle propose le projet, j’ai parlé de Marcel et Monique Simard qui ont accepté de le produire. Malheureusement, après trois, quatre années de développement, on n’a pas réussi à intéresser un distributeur. Falardeau venait de faire Octobre, il s’est mis à y avoir plein de films sur l’adolescence : C’est pas moi je le jure, Maman est chez le coiffeur… La période était mauvaise. C’est resté lettre morte, Marcel m’a rétrocédé mes droits.
I.D. C’est chic de sa part.
N.B. Marcel, c’était mon mentor, mon père, mon ami. Quand il a vu qu’avec Les Rois mongols ça ne marcherait pas, il m’a proposé un autre projet : il avait entendu parler d’une femme qui allait dans les funérailles pour se trouver un conjoint. Alors j’ai écrit Alice et Babette qui est l’histoire de deux amies qui vont draguer les veufs dans les salons funéraires. On l’a développé avec l’aide de la SODEC, Téléfilm, Greenberg, tout ça… Mais Marcel est décédé. Alors pour un temps, je me suis remise à la pub.
I.D. Et là, tu t’es dit : «Robert Gurik avait raison!»
N.B. Oui. (rires) Jusqu’à ce que les gens de chez Écho Média… parce que quand Marcel a été en difficulté avec sa boîte, il est allé s’installer chez Luc Châtelain, d’Écho Média. Il y avait là une jeune productrice, Stéphanie Pages, qui voulait reprendre Alice et Babette. J’en ai profité pour lui parler aussi des Rois mongols, elle a lu le roman et ç’a été un coup de cœur. On a quand même fait un dépôt en production pour Alice et Babette, mais le projet n’a pas passé. C’est là qu’on a repêché Les Rois mongols. Stéphanie, je peux dire qu’elle voulait encore plus que moi que ça marche. Elle a mis tout son cœur là-dedans. Mais ç’a été long… interminable. C’était comme si on faisait un deuxième développement complet. Parce qu’il faut se rappeler que déjà, avec Marcel on avait fait phase un, deux et trois. Même phase quatre avec le Fonds Harold Greenberg… Chaque fois, on recevait deux ou trois rapports de lecture. J’avais déjà reçu pas loin de 12 rapports de lecture, souvent contradictoires. Et là, avec Stéphanie et Écho média, rebelote! En tout et partout, il y a eu à peu près trente personnes qui ont donné leur opinion sur ce scénario. C’était kafkaïen. Je n’en pouvais plus. À la fin, j’avais mal au cœur quand j’ouvrais le fichier du texte. On pataugeait toujours dans les mêmes eaux. C’était ridicule : «Enlève ceci parce que l’autre aime pas ça…», «Remets ça parce qu’elle, elle aime ça…» Des démarches stériles juste pour mettre le scénario au goût des analystes. Les exigences des analystes, à la longue, ça fige le scénario… quand ça prend tout ce temps-là pour faire accepter un détail, ben… tu n’y touches plus. Alors on est plus dans la création, ça devient un truc hyper figé. Pis ça, ça dure trois, quatre ans. Il fallait que ça sorte de ma vie, que ça sorte de moi. Ça fait 20 ans que c’est dans ma vie, cette histoire-là.
I.D. Les livres que t’as achetés avec ton argent de poche, les adaptations romanesques de scénario de films, c’était peut-être de l’autoprémonition.
N.B. Ça se peut, j’ai beaucoup de prémonitions (rires). Mais j’avais pas prévu le tordeur des analystes. Un jour, il y en a une qui nous a dit, à Luc Picard et moi : «La froideur émotionnelle de la mère ne se peut pas!» On lui a répondu en chœur : «OUI! ÇA SE PEUT!» Selon quoi ça se peut pas? Tout se peut! C’est tellement arbitraire. Et puis quand tu l’as vécu toi-même, tu le sais que ça se peut. Quand t’as des analystes plus âgés que toi, t’es portée à leur faire confiance, mais quand arrivent les jeunes, toi t’as plus de 50 ans, la fille a 25 ans, elle sort de l’INIS... Aussi, ce qui était difficile, c’est que le roman est au «je», t’es à l’intérieur de Manon, c’est son point de vue subjectif sur la réalité. Au cinéma, on se posait des questions sur la voix hors champ, c’était ça qui achoppait tout le temps auprès des institutions. Il y en avait trop ici, pas assez là. Le ton était trop littéraire, pas assez… C’était kafkaïen, y a pas d’autres mots. Et tu réalises que ton œuvre est en train de figer. C’est pas bon pour personne.
I.D. Et cette œuvre figée, comme tu dis, le réalisateur la saisit pour faire «son film», il a carte blanche...
N.B. J’aurais pu mieux défendre ma version, mais j’étais épuisée. Parce que tout au long des réécritures je me battais contre le cancer. J’ai dû subir quatre opérations. Alors, raconter sans arrêt l’histoire de mon papa qui se mourait du cancer, c’était une véritable torture. Il fallait que j’en sorte. J’ai dit à Luc que je lui faisais confiance, que je remettais le film entre ses mains. Mais quand la production s’est emparée du scénario, ma propre réaction m’a surprise, j’ai vécu un gros post-partum. Je me suis sentie comme une mère à qui on venait d’enlever son bébé pour le donner en adoption. Ç’a été très difficile émotionnellement.
I.D. Qu’est-ce que tu reconnais de ta vie dans Les Rois mongols?
N.B. La situation de base. Le père malade, la mère dépassée, épuisée, les enfants qui sont laissés à eux-mêmes, la peur d’être placé en famille d’accueil, l’essence. J’ai compris la mort en voyant l’ouverture du coffre avec Pierre Laporte dedans, une fin de semaine où on nous avait envoyées chez une tante. On craignait toujours que mon père meure —il est mort à la maison—, on nous envoyait chez l’une, chez l’autre… c’est là que j’ai vu, à la télé, l’ouverture du « tombeau » de Pierre Laporte. Et à huit ans, j’ai compris : Ah! C’est ça qui est en train d’arriver chez nous, la mort! Je pense qu’on peut faire un parallèle aussi avec notre société. Il y avait une majorité de gens qui était favorable au FLQ, mais à la mort de Pierre Laporte c’est devenu moralement insoutenable. Le fait qu’il y ait eu mort d’homme, ça a sapé l’indépendance. En tout cas ça a créé un méchant down, une espèce de deuil collectif! Mais ce n’est pas complètement une histoire autobiographique. Les émotions, oui, mais j’ai romancé tout ça. Mon modèle pour Manon, son ton, c’est plutôt Zazie dans le métro ou le Momo d’Émile Ajar. Et puis les cousins, ça correspond à aucun de mes cousins. On n’a pas enlevé une grand-mère non plus. Pas besoin, on en avait une! À côté de chez nous, madame Dupuis, elle ramassait tous les enfants de la ruelle. Elle n’avait pas eu d’enfants, son mari n’en voulait pas. Alors dès qu’il partait travailler, on allait chez elle, on jouait au Toc, aux puces, on jouait des tours au téléphone, c’est elle qui nous kidnappait. Mais la vie dans les ruelles d’Hochelaga, ça je l’ai vécu. C’était formidable! On a grandi dans la ruelle, en toute liberté, comme des enfants sauvages. Mon père a appris qu’il avait le cancer à 31 ans et il est mort à 37, juste avant l’entrée en vigueur de l’assurance-maladie. Ça fait cinq, six années où ma mère devait s’occuper de lui, où il ne gagnait pas d’argent, où on était pauvres comme Job, c’était très dur.
I.D. Donc, ce roman-là et ce film-là n’existeraient pas si tu n’avais pas vécu ce que tu as vécu…
N.B. Non. En réalité, j’ai commencé à écrire cette histoire à huit ans. J’avais rassemblé plein de feuilles que j’ai reliées. J’avais écrit trois petites pages, mais après, je savais plus quoi dire… Mais c’était cette histoire-là : le père malade, les enfants envoyés à gauche et à droite. Ils étaient déjà là, sur mes trois petites pages.
I.D. Et tes projets d’avenir, ça ressemble à quoi?
N.B. J’ai un financement à la SODEC pour un beau projet de film qui s’appelle Hugo, Céleste et le petit peuple du nord. Ça m’a permis de lâcher définitivement la pub. Parce que quand j’ai appris que j’avais le cancer je me suis dit : Non, je vais pas mourir sans avoir écrit rien d’autre! J’ai encore plein de choses à écrire, plein de choses à dire. J’ai des projets jusqu’à 90 ans.
I.D. Et tu vas mieux, ça il faut le dire. T’as assez d’énergie pour relier plein de feuilles de papier et écrire bien au-delà des trois premières pages.
N.B. Right! Just watch me!